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Diplômes, talents et innovation pédagogique : trois leçons pour repenser l'éducation (1/5)

<p>Diplômes, talents et innovation pédagogique : trois leçons pour repenser l'éducation (1/5)</p>
Par Pierre Tapie
01.10.2025

Dans cette première interview d’une série d’échanges menée par Jennifer Alidor, fondatrice du programme ClevHer AI, Pierre Tapie - cofondateur et président de PAXTER - cabinet de conseil en stratégies académiques et en ingénierie pédagogique - décrypte les transformations profondes qui bouleversent aujourd’hui l’éducation et l’enseignement supérieur : la fin du lien automatique entre diplôme et emploi, l’ambition comme levier central de l’égalité des chances et la puissance de la créativité pédagogique. 

Pierre Tapie abordera dans les autres volets de l’entretien des sujets clés comme la mixité, le leadership féminin, les enjeux managériaux et l’impact de l’IA sur les apprentissages. Ces enseignements "pépites” qu’il livre ici au micro de Jennifer Alidor, s'appuient sur ses expériences de chercheur, dirigeant d’entreprise et d’établissements d’enseignement supérieur et de consultant. Un témoignage lucide sur ce qui fonde réellement la réussite éducative.

En quarante années passées à naviguer entre la recherche, l’enseignement supérieur, la direction d’institutions et l’accompagnement et l’observation de nombreuses initiatives éducatives, trois convictions fortes se sont imposées à moi. Elles forment aujourd’hui un fil rouge pour mieux comprendre les défis qui traversent nos systèmes éducatifs, en France et dans le monde.

Plus d’enseignement supérieur n’implique pas forcément plus d’emploi

Le premier enseignement est né d’une étude comparative internationale que nous avons menée avec Pierre Aliphat et Nikola Damjanovic. Notre publication "Enseignement supérieur, revenu et employabilité", parue en juillet 2025, présente des résultats étonnants sur les liens entre développement économique, accès à l'enseignement supérieur et employabilité, sur 140 pays avec 90% de la jeunesse mondiale. En confrontant les données économiques, démographiques et éducatives de ces pays, nous avons découvert qu’au-delà d’un seuil de développement d’environ 20 000 $ de PIB par habitant - le niveau de l’Argentine par exemple - la corrélation entre niveau d’études, revenu et employabilité s’effondre. Dans les pays riches, le diplôme n’est plus ce passeport automatique vers l’ascension sociale que l’on continue pourtant de promettre. Le facteur déterminant n’est plus "toujours plus d’études", mais la pertinence des compétences de chacun dans un système économique donné. La France illustre ce phénomène : elle fait partie des pays qui conjuguent un taux d’accès très élevé à l’enseignement supérieur (68%) - les deux tiers des générations récentes) et qui affichent un chômage massif des jeunes dans leur ensemble, y compris chez les jeunes diplômés, dont le taux de chômage est de 12%. La massification des études supérieures depuis un quart de siècle n’est manifestement pas un remède contre le chômage. Ce constat décapant remet en cause cinquante ans de discours sur la massification scolaire dans le supérieur, et nous oblige à penser autrement les politiques éducatives.

Ambition, talent, parcours : le droit de se projeter et de réussir

Le deuxième enseignement est plus humain. Je suis convaincu qu’il existe des talents partout en France. Une des plus grandes injustices est non pas l’absence de capacité mais l’absence d’ambition permise. En 2003, avec une équipe de professeurs passionnés, nous avons créé Les Cordées de la Réussite, avec un slogan simple et audacieux, "Pourquoi pas moi ?”. Aujourd’hui, les Cordées de la Réussite accompagnent 200 000 jeunes en France. Le bilan que nous avons effectué en 2012, après les 6 premières promos des Cordées, est marquant : nous avons accompagné 180 jeunes de Secondes, Premières et Terminales issus de milieux modestes. Au départ, seuls 5 à 10 % envisageaient de poursuivre des études longues dans l’enseignement supérieur... À l’arrivée du parcours, 93 % sont entrés dans l’enseignement supérieur long sélectif !

Ce que j’ai appris à leurs côtés est essentiel : les talents sont partout, mais l’ambition - elle - ne l’est pas... Si nous changeons les codes culturels et si nous autorisons un jeune à se dire "j’en suis capable", alors son horizon peut s’ouvrir. Rien n’est plus puissant qu’un adolescent qui découvre qu’il a le droit d’avoir de l’ambition.

Pratiques éducatives : liberté, créativité et confiance

Ma troisième "leçon" s’est construite au contact des acteurs de terrain, de ces lieux où j’ai la chance d’observer des pratiques éducatives créatives et innovantes, notamment via le think tank Vers Le Haut. Je citerai ainsi la Fondation des Apprentis d’Auteuil, Espérance Banlieues, le Choix de l’École, et tant d’autres initiatives... Je constate que les institutions qui fonctionnent bien sont des lieux dont les conditions rendent possible une vraie autonomie pédagogique et l’émergence d’un projet original, avec un peu d’assurance. Là où les équipes peuvent ajuster leur pratique et inventer, là où ils ont de la liberté et là où on leur fait confiance, il se passe des choses extraordinaires : la créativité renaît, les professionnels retrouvent le sens de leur métier, les jeunes reprennent confiance... À l’inverse, les environnements trop normatifs, sclérosés, saturés d’injonctions, de règles et de procédures qui durent, étouffent les initiatives et finissent par décourager, frustrer et maltraiter ceux qui ont choisi ce métier par passion.

Je pense que l’innovation éducative ne se décrète pas : elle naît quand on fait confiance aux acteurs de terrain pour inventer les réponses adaptées aux jeunes qu’ils accueillent et pour les faire grandir.

Ces trois enseignements - la fin du lien automatique entre diplôme et employabilité, la nécessité de libérer l’ambition chez les jeunes, avec des rôle-models très variés, et le rôle central de la créativité pédagogique - peuvent éclairer à mes yeux la transformation actuelle de nos systèmes éducatifs. Ils rappellent surtout une évidence : l’éducation est en premier lieu une affaire d’humanité, de confiance et de liberté.

Par Pierre Tapie
01.10.2025