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Apprendre et enseigner à l’ère de l’IA : créativité, risques et esprit critique (2/5)

<p>Apprendre et enseigner à l’ère de l’IA : créativité, risques et esprit critique (2/5)</p>
Par Pierre Tapie
14.10.2025

Dans ce deuxième volet de l’interview menée par Jennifer Alidor, fondatrice du programme ClevHer AI, Pierre Tapie - cofondateur et président de PAXTER - cabinet de conseil en stratégies académiques et en ingénierie pédagogique - poursuit son analyse sur les transformations de l’éducation et de l’enseignement supérieur.

Après avoir exploré les corrélations étonnantes entre diplôme et emploi, le rôle de l’ambition dans l’égalité des chances et la puissance de la créativité pédagogique, il partage ici ses réflexions au sujet de l’impact de l’intelligence artificielle sur les savoirs fondamentaux, le rôle des enseignants face à ces nouvelles pratiques et les nouveaux modes d’apprentissage. Un échange stimulant et un témoignage lucide d’un chercheur, dirigeant et consultant qui voit surtout dans ces bouleversements actuels une occasion de réinventer l’enseignement.

L’IA ne remplace pas les enseignants

Le champ professoral est très vaste : on peut être professeur de mathématiques et de physique en CPGE, professeur de latin ou de grec ancien au lycée, professeur des écoles ou animateur d’ateliers dans un lycée professionnel. L’intelligence artificielle et ces technologies nouvelles posent la même question pour tous : comment ces technologies viennent ébranler l’acte d’enseigner ? Comment les intégrer dans un enseignement souvent très normé ?

Je pense que le premier défi est de s'approprier l’IA suffisamment pour qu’à la fois, on n'en ait pas peur et pour qu’on apprenne à l’utiliser. Pour soi, d’abord (elle peut être utile pour des tâches complexes ou répétitives) et aussi pour apprendre aux élèves à l’apprivoiser à leur tour. Mais au-delà de la dimension technique de l’IA - sur laquelle un certain nombre de professeurs ont des efforts et des apprentissages significatifs à faire – je pense que ce qui reste entre les mains du professeur, c’est sa créativité, son désir de transmettre de nouvelles connaissances, son goût de la classe et sa capacité à donner du sens à ce qu’il transmet.

L’intelligence artificielle peut donner des réponses très pertinentes aux questions et problématiques que nous lui posons... ou bien totalement absurdes si, par exemple, la question est mal posée. L’IA oblige alors les enseignants à développer chez les élèves leur regard critique, une compétence devenue vitale ! Je ne pense pas qu’éduquer actuellement avec l’IA signifie apprendre à "prompter". Il s'agit plutôt d’apprendre à penser, à comprendre ce qu’on lit, à sélectionner les informations, et à douter aussi. L’IA ne remplace pas les enseignants, elle les oblige à revenir aux essentiels.

Le vrai danger invisible ? La disparition des savoirs fondamentaux

À mon sens, le plus grand risque ne vient pas de l’intelligence artificielle elle-même. Les outils d’IA sont extraordinairement riches. Il faut les apprivoiser parce que c’est l’avenir. Mais le vrai danger est de croire que les outils IA peuvent remplacer les savoirs fondamentaux. Je vous partage quelques exemples. Je me souviens d’un ministre – dont je tairai le nom – qui affirmait, très sûr de lui, que l’Europe ne risquait rien par rapport au nuage de Fukushima, puisque "Le Japon se trouve dans l’hémisphère sud". Je me souviens aussi de journalistes confondant des données en millions et en milliards d’euros lors d’une interview à la radio : dans les deux cas cela fait "beaucoup" ... De même, certains enseignants ont observé des situations étonnantes : par exemple, quand on demande à des élèves de calculer la vitesse d’une bille en plomb qu’on laisse tomber, certains élèves concluent à une vitesse négative, autrement dit une bille qui remonte. Ils répondent que “c’est à cause de la calculatrice”. Mais une bille qu’on lâche ne remonte pas, elle tombe. Cette simple évidence physique montre à quel point l’absence de repères fondamentaux peut conduire à accepter des résultats absurdes dès lors qu’ils viennent d’un outil.

Ces situations, non-anecdotiques, révèlent la perte de savoirs fondamentaux mathématiques, scientifiques ou géographiques... Or, l’intelligence artificielle accentue ce risque en donnant l’illusion de savoir en surface, sans intégrer le savoir en lui-même, sans se l’approprier. Appliquer la règle de 3, comprendre les ordres de grandeur, situer un pays sur une carte sont des compétences sur lesquelles le jugement de l’élève se construit. Contrairement à l’IA, le jugement, lui, ne sera jamais automatisé.

De plus, un des risques majeurs que j’observe est une sélection sociale par la culture générale. En effet, alors que n’importe quel texte ou résumé peut être produit par l’IA en quelques secondes, ce sont les repères historiques, littéraires et philosophiques qui vont différencier un utilisateur éclairé d’un utilisateur dépendant. La culture générale devient alors précieuse et rare, mais c’est aussi un capital qui peut s’accroître et être partagé, si l’école décide de la cultiver. A mon avis, on va voir revenir la culture générale comme un élément absolument central de la différenciation entre les “bons” élèves et les “très bons” élèves.

Avec l’IA, des apprentissages à réinventer

Le professeur doit aussi bien sûr apprendre aux élèves à se familiariser avec l’intelligence artificielle et à l'utiliser pour leur profit. Mais utiliser ces techniques intelligemment demande tout d'abord leur bonne maîtrise par les professeurs. Cela demande ensuite à ce que les professeurs imaginent comment accompagner au mieux les jeunes dans cette bonne maîtrise.

Par ailleurs, peut-on imaginer une refonte complète des pratiques pédagogiques grâce aux nouvelles technologies liées à l’intelligence artificielle, afin de mieux atteindre des élèves jusque-là peu réceptifs ? La réponse dépend beaucoup des disciplines concernées mais aussi des traditions et des systèmes éducatifs propres à chaque pays. Par exemple, la France, la Finlande ou Singapour n’ont pas développé les mêmes approches pédagogiques, et cela se ressent dans la manière dont les innovations trouvent leur place.

En France, les besoins ne sont pas identiques selon l’enseignement des langues vivantes ou des mathématiques. Pour l'anglais, sans dire que tout est défaillant dans notre pays, nous reconnaissons que notre performance reste médiocre dans ce domaine. Une des raisons principales est que les classes sont surchargées, et donc chaque élève n’a l’occasion de s’exprimer en anglais que quelques fois par an. Dans ces conditions, on comprend que la maîtrise réelle de la langue soit difficile.

Dans ce contexte, l’utilisation d’outil audiovisuels et d’IA peut changer la donne. Les langues sont des matières où l’auto-apprentissage, l’entraînement individuel et l’exposition répétée et immersive sont essentiels. Le rôle du professeur évolue alors vers celui d’un animateur qui stimule et encourage, plutôt que d’un unique transmetteur de connaissances. A l’inverse, des matières comme les mathématiques ou la philosophie ne se prêtent pas facilement à un apprentissage solitaire. Ces disciplines nécessitent un accompagnement pour structurer la pensée, poser les bonnes questions et éviter aussi que l’apprentissage ne se limite à des activités ludiques superficielles. Le côté "ludique" de l’apprentissage de l’IA peut aider, mais il ne doit pas remplacer la construction de la pensée et de la réflexion.

Pour moi, le véritable défi éducatif sera donc d’inventer des "dosages" différents selon les disciplines, en s’appuyant sur la créativité des enseignants et sur leur compréhension fine des besoins des élèves.

Penser en profondeur : la mission inchangée de l’école

In fine, IA ou pas, l’enjeu central reste le même : comment faire en sorte que les jeunes apprennent en profondeur ? L’intelligence artificielle peut aider à la compréhension, accélérer les projets et enrichir la connaissance. Mais elle n’enseigne pas à penser, même si bien utilisée elle peut y contribuer en montrant ce qu’est un bon ou mauvais "brief".

La mission de l’enseignant - transmettre des repères, des savoirs fondamentaux, une méthode, une exigence et un regard critique - n'a jamais été aussi essentielle. L’IA bouleverse notre manière d’enseigner mais elle ne remplace pas les enseignants, elle change leur rôle. C’est une chance inédite pour repenser notre rapport aux savoirs

 

 

 

 

 

Par Pierre Tapie
14.10.2025