Actualités & publications

Démographie & statistiques

5 min

5 min

Plus d’accès à l’enseignement supérieur ne garantit pas forcément plus d’emplois : tribune de Pierre Tapie dans Le Monde

<p>Plus d’accès à l’enseignement supérieur ne garantit pas forcément plus d’emplois : tribune de Pierre Tapie dans Le Monde</p>
Par Pierre Tapie
15.12.2025

Dans les pays riches, la croissance économique ne dépend plus du volume d'éducation mais de la qualité et de la pertinence des qualifications, affirme, dans une tribune du journal Le Monde (de l'éducation), Pierre Tapie est le coauteur d’une étude comparative du cabinet en ingénierie pédagogique PAXTER - dont il est le président et le cofondateur - parue le 15 décembre 2025.

Longtemps perçu comme une évidence économique et sociale, le principe selon lequel plus d’éducation signifie nécessairement plus d’effet sur l’emploi semble aujourd’hui vaciller. Que se passe-t-il lorsque l’accumulation de diplômes ne se traduit plus par une meilleure insertion professionnelle et fait place à la frustration des jeunes ? Paxter, cabinet de conseil en stratégies académiques et en ingénierie pédagogique, a mené une étude comparative mondiale sur cette problématique, intitulée "Enseignement supérieur, revenu, employabilité : une comparaison mondiale".

Fruit de dix années de recherche de Pierre Aliphat, Nikola Damjanovic et Pierre Tapie, l’étude de Paxter s’appuie sur des données économiques, démographiques et éducatives de 140 pays, représentant plus de 90 % de la jeunesse mondiale. Les auteurs mettent en lumière les corrélations inattendues entre développement économique, taux d’accès à l’enseignement supérieur et employabilité, en croisant six indicateurs de chômage avec le PIB par habitant en parité de pouvoir d’achat et le taux d’accès à l’enseignement supérieur. Les résultats des véritables corrélations entre développement économique, accès à l’enseignement supérieur et employabilité sont étonnants.

Une forte corrélation entre richesse et enseignement supérieur… jusqu’à un certain seuil. Les auteur sont observé une forte corrélation (R = 0,72) entre le PIB par habitant en parité de pouvoir d’achat et le taux d’accès à l’enseignement supérieur. En retirant les pays jugés atypiques (les pays producteurs de pétrole ou les hubs financiers), cette corrélation atteint R = 0,84. Mais cette corrélation est très différente selon le niveau de richesse des pays. Dans les pays à faible revenu, la progression du PIB va presque toujours de pair avec celle du taux d’accès à l’enseignement supérieur. Mais cette relation s’efface dans les économies des pays développés : au-delà d’un PIB par habitant de 15 000 dollars, le développement économique devient indépendant de l’accès à l’enseignement supérieur.

Cinq groupes de pays

Dans les pays riches, la croissance économique ne dépend plus du volume d’éducation mais de la qualité et de la pertinence des qualifications. Ce basculement majeur suggère que l’enseignement supérieur reste un levier essentiel de développement dans les pays émergents mais qu’il ne suffit plus, à lui seul, à stimuler la prospérité dans les économies des pays développés.

Le diplôme protège du chômage ? Pas partout, ni pour tout le monde. Les résultats de l’étude de Paxter relativisent considérablement la conviction que le diplôme protège du chômage : cela dépend des pays. Dans 55 pays (sur 88), le diplôme favorise l’employabilité ; dans 33, il la freine, le plus souvent dans des pays au PIB par habitant inférieur à 15 000 dollars. Dans certains pays, l’effet du diplôme est genré et pénalise davantage les femmes adultes que les jeunes diplômées.

En utilisant des méthodes de corrélation algorithmique, l’étude dresse un tableau nuancé des liens entre diplôme, emploi et richesse, en identifiant cinq groupes de pays aux dynamiques homogènes (clusters), selon leur développement économique :

  • Cluster A : pays en développement avec fort chômage et faible accès à l’enseignement supérieur : Afghanistan, Bangladesh, Egypte, Inde, Laos, Mali…
  • Cluster B : pays à revenu intermédiaire avec chômage modéré. Le taux d’accès à l’enseignement supérieur est assez bas mais avec une tendance nette à l’augmentation conditionnée par le développement économique : Azerbaïdjan, Chine, Salvador, Ethiopie, Equateur…
  • Cluster C : pays à revenu intermédiaire, diplômés nombreux, mais chômage élevé dans toutes les catégories, en particulier chez les jeunes (35 %) et les jeunes diplômés (34 %). La seule corrélation significative sur cet ensemble est celle (négative) entre le taux d’accès à l’enseignement supérieur et le taux de chômage des jeunes diplômés : Afrique du Sud, Albanie, Arménie, Brésil, Espagne, Italie…
  • Cluster D : pays développés avec fort chômage des non-diplômés. Le chômage des diplômés est plus faible que celui des non-diplômés. Le taux d’accès à l’enseignement supérieur est le plus élevé dans ce cluster. Les corrélations significatives observables sont celles entre le taux d’accès à l’enseignement supérieur et le taux de chômage des non-diplômés, et celle (négative) entre le taux d’accès à l’enseignement supérieur et le taux de chômage des jeunes diplômés : France, Argentine, Belgique, Irlande, Russie…
  • Cluster E : pays riches avec faible chômage et une économie plus riche, sans corrélations significatives : une augmentation du taux d’accès à l’enseignement supérieur ne pénalise ni n’améliore la situation de quiconque. Le taux d’accès à l’enseignement supérieur est nettement moindre que celui du cluster D, alors que la moyenne du PIB par habitant en parité de pouvoir d’achat est presque le double de celui du cluster D : Allemagne, Australie, Canada, Suisse, USA, Japon…

Pour une orientation responsable

La comparaison des clusters C, D, E, où figurent des pays développés et très développés, est
particulièrement intéressante pour réfléchir aux évolutions souhaitables des politiques de l’enseignement supérieur. En effet, au-delà de 50 % de diplômés, l’effet positif sur l’emploi d’une augmentation de l’accès à l’enseignement supérieur s’éteint.

Deux modèles statistiques ont été testés pour prédire le taux de chômage des jeunes diplômés. Lorsque moins de la moitié d’une génération accède à l’enseignement supérieur, une augmentation de 1 % de ce taux réduit le chômage des jeunes diplômés, quatre ans plus tard, de 0,3 %. Mais une fois le seuil de 50 % franchi, cet effet disparaît. L’augmentation du nombre d’étudiants ne produit plus d’effet sur l’emploi : la dynamique devient qualitative et non quantitative.

Autrement dit, massifier sans transformer les modèles de formation ne suffit plus. La croissance de l’emploi dépend plus de l’innovation, de la capacité à intégrer les jeunes non diplômés et d’une meilleure articulation entre compétences et besoins économiques. Le défi, dans les pays riches, est celui de l’employabilité de ceux qui sont faiblement diplômés : pour une orientation responsable de l’enseignement supérieur et une promesse d’avenir.

A l’heure où la France illustre le paradoxe d’un chômage des jeunes élevé malgré un accès large à l’université, cette étude appelle à repenser la finalité de l’enseignement supérieur. Redonner du sens au diplôme, c’est reconnaître qu’il ne vaut ni par son prestige ni par son nombre, mais par sa capacité à "apprendre à apprendre", et à préparer aux besoins du pays.

Pour la France, les enseignements sont clairs : nous n’avons pas besoin de plus de diplômés ; nous avons surtout besoin de savoir donner un avenir personnel et professionnel à des jeunes qui n’ont pas tous le même goût pour des études supérieures. Comment ? En revalorisant les voies technologique et professionnelle, en assurant des passerelles entre formations, en renforçant les liens entre universités, entreprises et territoires, et en reconnaissant et en faisant la promotion de toutes les formes de qualification…

C’est en construisant une orientation responsable, centrée sur l’employabilité, que nous redonnerons du sens à l’enseignement supérieur comme à l’enseignement technique et que nous préparerons l’avenir économique et social de notre jeunesse.

  • Lire la tribune sur le site internet du journal Le Monde "Plus d’accès à l’enseignement supérieur ne garantit pas forcément plus d’emplois"
  • Lire l'étude "Enseignement supérieur, revenu et employabilité" et sa synthèse
Par Pierre Tapie
15.12.2025