Pour l’école et l’enseignement supérieur, les risques et les raisons d’espérer (5/5)
Dans ce cinquième et dernier volet de l’interview menée par Jennifer Alidor, fondatrice du programme ClevHer AI, Pierre Tapie - cofondateur et président de PAXTER, un cabinet de conseil en stratégies académiques et en ingénierie pédagogique – partage sa vision à la fois inquiète et engagée de l’école et l’enseignement supérieur. Pierre Tapie pose ici un regard lucide et sur les fragilités du système éducatif français, tout en mettant en lumière les dynamiques positives, les initiatives de terrain et les innovations pédagogiques qui ouvrent des perspectives d’espoir.
Un risque déjà avéré : la perte d’attractivité du métier d’enseignant
Ma vision pessimiste pour l’école et l’enseignement supérieur, je préfère l’exprimer en termes de risques - parce que ces risques sont déjà, en partie, réels. Le premier d’entre eux est la non-attractivité croissante des métiers de l’enseignement, qu’il s’agisse du primaire, du secondaire ou du supérieur. Depuis plusieurs décennies, on n’a cessé d’élever les niveaux de recrutement sans que les rémunérations et la reconnaissance sociale ne suivent réellement. Cette dissociation a produit l’effet suivant : le niveau de recrutement, en termes de potentiel intrinsèque, a globalement baissé par rapport à ce qu’il était il y a quarante ans.
Certains chiffres sont particulièrement alarmants. En moyenne, dans les pays de l’OCDE, 30 % des enseignants déclarent entrer dans leur classe en début de carrière avec du stress et une inquiétude liée à un sentiment de préparation insuffisante. Mais en France, ce taux atteint 62 % ! Cela signifie que près de 2 enseignants débutants sur 3 commencent leur carrière avec " la boule au ventre", convaincus qu’ils ne sont pas suffisamment armés pour faire face à leur métier. C’est inacceptable. J’appelle cela une faute professionnelle collective.
Cette crise de l’attractivité des enseignants se manifeste aussi dans les conditions de recrutement. Qu’il s’agisse du niveau exigé au CAPES dans certaines disciplines fondamentales ou des possibles compromis auxquels sont parfois contraints les jurys pour pourvoir les postes, le signal que l’on envoie est désastreux. Or l’attractivité d’un métier et son niveau de considération sociale sont toujours liés. À long terme, c’est bien la qualité du corps enseignant - et donc celle de l’éducation elle-même - qui est en jeu. Un enseignement exigeant et de qualité passe par la qualité de ceux que l’on recrute.
Une prise de conscience collective enfin engagée
Cependant, je ne suis pas uniquement pessimiste. Le premier motif d’optimisme tient à ce que le diagnostic est désormais largement partagé. À force de voir la France reculer dans les classements internationaux –PISA, TIMSS ou d’autres évaluations comparatives de l’OCDE - une prise de conscience collective s’est opérée. On ne peut plus détourner le regard quand on se retrouve systématiquement "en bas du tableau". Si l’envie d’agir n’est pas toujours à la hauteur, le constat alarmant, lui, est désormais posé.
Cette lucidité nouvelle est une condition nécessaire - mais elle n’est pas suffisante - pour engager des transformations profondes. On ne réforme pas un système éducatif uniquement par des textes ou des injonctions ; il faut d’abord reconnaître ses fragilités structurelles et accepter de les regarder en face.
Des initiatives de terrain : les preuves que d’autres voies sont possibles
Mon principal optimisme vient toutefois du terrain. Depuis plusieurs années, on voit émerger une multitude d’initiatives éducatives réussies, à des niveaux très différents, qui constituent autant de prototypes inspirants. Elles montrent que d’autres organisations, d’autres pédagogies et d’autres parcours sont possibles.
Je pense, par exemple, à des dispositifs comme Le Choix de l’école, qui repensent l’entrée dans le métier d’enseignant, en assumant l’idée que certains s’y engageront pour cinq ou dix ans, avec un accompagnement solide, avant de poursuivre ensuite d’autres trajectoires professionnelles. Je pense aussi à des structures - plus controversées parfois - comme Espérance Banlieues, qui, avec des publics aux catégories socio-professionnelles très défavorisées, obtiennent de bons résultats en matière de remise à niveau et de projection scolaire. Cela ne signifie pas que tout y est transposable, bien sûr, mais ces expériences méritent d’être étudiées.
Je pense également aux Maisons familiales et rurales, véritables pépites éducatives trop peu connues, ou encore à certains lycées professionnels portés par des fondations comme les Apprentis d’Auteuil. À chaque fois, ce sont des réponses concrètes à des besoins réels, construites par des acteurs de terrain, souvent en dehors des cadres les plus normés. Ces initiatives ont ceci de remarquable en ce qu’elles réussissent auprès des publics les plus fragiles et les plus éloignés de l’école.
Réinventer sans tabou les formes scolaires et pédagogiques
Ces initiatives dessinent, à mes yeux, un point de bascule possible. Nous disposons désormais à la fois d’un diagnostic largement partagé et de prototypes pédagogiques opérationnels. Cela nous autorise peut-être, enfin, à réaborder certains grands tabous institutionnels de notre système éducatif depuis plusieurs années. Je pense à la loi Haby sur le collège unique, mis en place il y a 50 ans. Une loi fondée sur une grande générosité et un grand sens de la promotion sociale dont les effets ont été, sans doute, à l’inverse de leur intention. Avec ce qu’est devenu le Collège Unique, aujourd’hui, Camus ne pourrait pas être Camus !
Réinventer l’école ne signifie pas renier ses valeurs fondatrices. Il s’agit d’accepter de faire évoluer ses formes, ses organisations et ses parcours pour mieux répondre à la diversité des élèves et aux transformations de notre société. Nous avons aujourd’hui suffisamment d’enseignements, d’expériences et d’innovations pour engager un travail de fond, à grande échelle, fondé sur des expérimentations multiples au service d’une amélioration réelle de notre système éducatif. C’est dans cette tension entre lucidité, espoir et ambition que je situe, au fond, mon regard sur l’avenir de l’école : un avenir très exigeant quant au travail à réaliser, mais encore largement ouvert.